« L’ILLUSION DE CONNAISSANCE » ET LA GOUVERNANCE.
Croire que nous n’avons pas de prise sur notre monde ou penser que nous sommes capables de tout gérer, pour le soumettre à notre volonté sont deux
attitudes extrêmes qui nous enferment. Pour construire un projet, il faut analyser pleinement les diverses situations qui s’y attachent avec toutes leurs composantes et en tenir compte. Cette attitude est rarement appliquée parce que nous sommes soumis à « l’illusion de connaissance ».
David Dunning* professeur de psychologie à l’université Cornwell, l’a théorisée en estimant qu’elle est quasi universelle : « Moins on connait un sujet, moins on est capable de mesurer à quel point on ne maîtrise pas le sujet en question », il s’agit d’un processus que tout le monde adopte pour ne retenir que le point de vue immédiat que l’on s’en fait.
Caché aussi derrière l’illusion de connaissance, l’enseignement orienté des écoles de management et d’administration formate les futurs dirigeants suivant leurs idées et façon de penser et les imposent comme des vérités. L’explosion des réseaux sociaux nous montre à quel point cela peut être délétère quand des personnes diffusent leurs opinions faussement simplistes, notamment lors des campagnes anti-vaccins, des forums sur la maladie de Lyme ou la responsabilité du lait dans les maladies inflammatoires...
Les gouvernants dirigent leurs actions en suivant exactement cette même ligne de conduite enseignée, de ne pas prendre en compte les avis de ceux qui sont confrontés quotidiennement aux sujets pour lesquels ils prennent des décisions, sinon disent-ils, rien ne bougerait : quel mépris ! Ils pensent savoir ce qui est nécessaire et suffisant à partir de quelques informations malheureusement incomplètes, pour dégager ou définir un réel consensus.
L’ANSM et le gouvernement viennent de nous rassurer sur le réapprovisionnement rapide des pharmacies en corticoïdes oraux et injectables sur la foi de quelques informations que les laboratoires leur servent.
Pourtant, depuis plusieurs années des carences, des manques, des difficultés d’approvisionnement en médicaments à SMR élevé, se répètent dans toutes les spécialités. Les causes sont connues de longue date et nous ne savons pas précisément, pour l’heure, les raisons qui sont en jeu pour les corticoïdes. L’illusion de connaissance éclaire parfaitement ces problématiques de santé publique et sociétale, en particulier :
• Le coût trop bas des médicaments en France qui détourne la vente de ces produits vers le mieux-disant européen, voire mondial. On notera tout de même que les corticoïdes sont moins chers que les granules homéopathiques !
• Un capitalisme orienté vers la fabrication à flux tendu sans stock dans un domaine où le moindre manquement peut s’avérer dramatique pour des patients. Le capitalisme s’est rentabilisé en créant une usine par molécule, acceptant de ne disposer d’aucun recours en cas de risque.
• Le moindre grain de sable sur la chaîne de production et d’approvisionnement peut être fatal.
• La délocalisation des fabrications d’excipients et de principes actifs vers des pays à bas coûts, comme la Chine et l’Inde, où les contrôles de qualité ne sont pas toujours à la hauteur de ceux imposés aux fabricants européens.
Ainsi plus les chartes de qualité se complexifient, sans permettre d’augmenter le tarif, plus on pousse les laboratoires à décider d’arrêter les chaînes de fabrication dont la rentabilité devient déficiente.
À ce stade personne n’ose toucher à ces châteaux de cartes patiemment installés au cours du temps, basés sur « l’illusion de connaissance » du moindre coût permanent et durable. L’Europe doit reprendre le contrôle de ses approvisionnements en matières premières et excipients, s’atteler à réduire les nombreux allers-retours de ces substances optimisées ici ou ailleurs (ce sera bon pour le climat et l’écologie) et maintenir un regard attentif et complet sur toute la chaîne de fabrication.
Cette « illusion de connaissance » a été appliquée en son temps, on s’en souvient, il y a plus de 25 ans : la théorie de l’ENA était de considérer que pour réduire les dépenses de santé il fallait réduire le nombre de professionnels de santé : on a fait partir à la retraite anticipée nombre de nos collègues, pour les rappeler 2 ans après ; on a fermé les écoles d’infirmières pour rapidement en faire venir de l’étranger, on a réduit le numerus clausus…, et nous payons toujours l’absence de concertation.
Parallèlement, pour améliorer les finances des universités, les concours des internats de CHU et de leurs périphériques qui maillaient le territoire, ont été remplacés par des concours d’internats Nord-Sud puis par un internat national, et on a justifié ces décisions en prétextant que les étudiants devaient « voir » du pays ! Mais cela a obligé les étudiants à se déplacer sans être satisfaits de leur choix et /ou de leur région d’origine, alors que la majorité des étudiants restent fidèles à leur lieu de vie.
Actuellement, le nouveau mantra pour sauver la médecine de ville est de créer des maisons de santé ; cela devient une nécessité absolue, sans tenir compte des réflexions des acteurs de terrain, pourtant très impliqués et mobilisés par les Conseils de l’Ordre. On voit nombre de ces maisons médicales s’ouvrir dans le territoire sans
avoir préalablement vérifié que des médecins ou des professionnels de santé viendraient s’y installer ; et elles vont servir, à défaut, à accueillir des nonprofessionnels
de santé. On propose d’instaurer des assistants médicaux administratifs et professionnels sans avoir défini quel serait leur vrai rôle : ainsi on a créé des enseignements où ces personnes apprennent l’anatomie ! Sans avoir demandé aux médecins ce qu’ils attendaient d’eux et sans apporter les moyens de les financer.
Ne pas intégrer l’illusion de connaissance, c’est l’assurance, pour ceux qui prennent des décisions qui pèseront lourdement dans le long terme, de commettre de nombreuses erreurs et d’en porter les conséquences. Écoutons nos anciens. Socrate ne disait-il pas : « tout ce que je sais, c’est ce que je ne sais rien » ouvrons-nous à moins de certitudes et à plus d’écoute.
*Albert Moukheiber « Votre cerveau vous joue des tours » Allay Editions (page 130).
Éric Gibert
Président de la FFR